On ne suce plus, on croque

A la pharmacie, je demande de la vitamine C. La fille me répond : " Vous préférez des pastilles à croquer ? " Je réponds : " Non, à sucer " et l'autre enchaîne : " C'est pareil ". Tiens donc ! C'est nouveau, ça ! Alors, on ne suce plus ! Faut croquer, quoi. Et là, je me dis qu'il s'agit, une fois encore, d'une entourloupe du glossaire aberrant de la novlangue. Car à la vérité, si le terme sucer est sournoisement proscrit du vocabulaire par la bienpensance, c'est probablement à cause de la connotation scabreuse avec la fellation qui n'est autre, horreur malheur, qu'une immonde succion d'os à moelle qui se pratique les nuits de pleine lune dans quelque innomable chaumière. L'idée est bien ancrée dans la mémoire populaire, le verbe sucer tend à devenir trivial, au même titre que niquer ou tout autre vocable libertin que rigoureusement ma mère m'a défendu de nommer ici. Coupable est donc celui (ou celle) qui suce ostensiblement en public, pire à la vue des enfants. Oh ! le vilain débauché, il ose sucer le capuchon de son stylo ! Mais que fait la police ! Pour les mères de famille, la simple vision de leur progéniture suçant quelque chose est insupportable, que ce soit un bonbon, une glace, des cachous, une pastille, un caramel, un bâton de réglisse, un crayon, bref, de tout ce qui est potentiellement suçable, au sens basique et littéral, dans toute son innoncente sémantique. En effet, dans la famille Troudebal, la mère ne dira jamais au grand jamais à son rejeton, lui tendant le paquet de bonbecs : " Tiens, suce ! " Ca va pas la tête ! Nan mais quelle horreur ! Faut vous dire, monsieur que chez ces gens-là, on n'suce pas, monsieur, on n'suce pas, on croque.

Mais alors... que devient la sucette dans cette histoire ? La bonne vieille sucette à l'anis qu'aime tant cette chère Annie, l'égérie regrettée du regretté Gainsbarre. Va-t-elle être bannie des bouches puériles ? Va-t-elle être retirée des rayons au grand dam des fabricants de glucose, de saccharose et de tout ce qui fait le bonheur des dentistes ? Va-t-elle être reléguée de l'inventaire des friandises qui s'écoulent de porte en porte, le soir du 31 octobre ? Ou devra-t-elle simplement changer de nom pour séduire les puritains croqueurs ? Partant du principe absurde de remplacer "sucer" par "croquer", la sucette devrait logiquement prendre l'appellation de... soufflez pas... de ? ... de ? Réfléchissez, si sucer donne sucette, croquer donne ? Ben alors, c'est facile... croquette, voyons ! Puisque désormais la sucette ne se suce plus mais se croque, déconnez pas, ça vient de tomber au Journal Officiel. Putain ! Si les gosses se mettent à bouffer des croquettes, ça ne va pas élever leurs facultés intellectuelles, déjà sous-éduquées par un enseignement de plus en plus édulcoré qui part en sucette, je veux dire, en croquette.

Inversement, peut-on parallèlement remplacer "croquer" par "sucer" ? Selon l'employée de la pharmacie, les deux termes ont la même signification, alors oui, on peut. Hé bien, je vous souhaite bien du courage si vous avez décidé de sucer une pomme. Et bien du plaisir quand, dans l'intimité d'une alcôve, vous sussurerez à l'oreille de la rosière, de la michetonneuse, de la maitresse ou de la voisine : " Viens me butiner le gros chauve à col roulé " ; si, comme pour la jeune apothicaire de cette fable, sucer et croquer ont le même sens, comble de malheur, elle vous croquera le baigneur de ses dents vigoureuses. Dans cette confusion regrettable entre les mots croquer et sucer, attendez-vous à vivre un grand moment de solitude lorsque vous direz à la serveuse du snack venue prendre votre commande : " je vais prendre un suce-monsieur ". Il sera trop tard pour rattraper le lapsus, pardon, le lapcroc. Bon appétit !

Dom's - 26 février 2024 à 12:06

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