J’ai rencontré Georges Brassens. C’était un soir d’été 1977 aux arènes de Fontvieille. C’était un soir de juillet, le 8 exactement, un vendredi. C’était à peine quelques années avant que le poète ne tire sa révérence et s’en aille, tel l’oncle Archibald, bras dessus bras dessous avec la Camarde, ainsi appelait-il la Faucheuse. Quelques semaines avant la rencontre, on voyait des affiches de Brassens dans les rues du village, collées sur les platanes. Ce n’était pas par hasard si le félibre de l’impasse Florimont chantait ce soir-là à côté du moulin d’Alphonse Daudet. Un ami l’avait invité, Yvan Audouard, ex-journaliste au Canard Enchaîné, retiré dans ce coin de Provence, loin des turpitudes du Tout-Paris. Quatre ans plus tôt, Audouard avait demandé à Georges Brassens s’il voulait bien participer à son gala de charité pour les petits vieux de Fontvieille. A l’invitation, le poète avant répondu par un copieux « tu m’emmerdes ». « J’ai compris que ça voulait dire oui » précisa Yvan Audouard au public tandis qu’il présentait l’artiste, accompagné de son fidèle contrebassiste Pierre Nicolas.
Brassens commença son spectacle par Trompe la mort, une chanson parmi beaucoup d’autres que l’auteur dédia à la mort, comme pour l’apprivoiser afin qu’elle ne soit pas trop sévère à l’heure dernière. Puis il enchaîna 22 autres chansons, toutes connues, toutes reprises en chœur par les quelques 3000 personnes qui n’en revenaient pas de voir Georges Brassens s’être déplacé bénévolement dans ce petit village flanqué au pied des Alpilles. A deux ou trois reprises, il eut des trous de mémoire, dans ces cas-là, par habitude, il se tournait alors vers son complice qui lui soufflait les paroles, les gens riaient puis applaudissaient. L’ambiance était décontractée, Brassens aurait pu chanter n’importe quelle chanson, ce soir-là nous étions tous heureux de le voir et de l’écouter.
Au terme du spectacle, je ne pouvais quitter l’arène sans tenter d’approcher le poète, celui que j’admirais depuis ma jeune adolescence. J’étais encore un gamin quand ma cousine me fit découvrir Brassens sur son magnétophone à cassettes. En 1977 je débutais à la guitare et il était mon maître à penser, celui qui me donnait le courage d’apprendre seul dans ma chambre, chez mes parents, en de longs et laborieux exercices. J’étais capable déjà de chanter de mémoire, avec fierté, Supplique pour être enterré à la plage de Sète. Tandis que la foule se dispersait, je m’approchais de ce qui me semblait être des coulisses, une salle de la mairie dans laquelle des gens bavardaient. Et au milieu de tous ces gens, je distinguai soudain une toison blanche, une pipe, une moustache. Aucune bousculade, chacun attendait sagement son autographe. Je sortis de ma poche un appareil photo de quatre sous et le pointai sur le visage de l’artiste, parmi toutes les têtes qui s’agitaient autour de lui. Pas le temps de faire la mise au point, ça donnera ce que ça donnera, une photo de paparazzi.
Avec une facilité qui m’étonna, je pus approcher facilement de ce grand personnage. Pas de gorille en vue, ni même celui de la chanson. J’étais enfin près de lui, émerveillé mais aussi intimidé et désemparé à la fois, comme un gosse devant le Père Noël. Je lui tendis un morceau de papier, il y griffonna sa signature. J’aurais voulu lui dire quelque chose, mais tout me semblait tellement dérisoire. Alors j’y suis allé au culot, je ne sais pas ce qui me passa par la tête, une folie. Comme quelqu’un qui se jette à l’eau, je lui demandai : « excusez-moi monsieur Brassens, puis-je vous embrasser ? » Sans hésiter et sans rien dire, Georges Brassens ôta sa pipe et posa ses lèvres sur mes joues et moi mes lèvres sur ses joues, comme on embrasse un oncle qui vous est cher et qu’on retrouve après de longues années d’absence. A cet instant précis, derrière moi, une femme s’exclama « oh mon rêve ! » Mais Georges n’embrassa qu’une seule personne ce soir-là. Au-delà de ce geste sincèrement amical, de la touchante démonstration de modestie et de simplicité, je fus presque bouleversé par la gentillesse spontanée de celui que tous s’accordent à définir comme un des plus grands auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson française. Je venais de faire la bise à Tonton Georges. Sur l’instant j’avais comme une boule dans la gorge, l’émotion était très forte, trop forte, j’ai mis longtemps à m’en remettre.
Quelques minutes à peine après avoir pénétré dans l’intimité privilégiée de cette coulisse improvisée, je vis Georges Brassens enjamber le rebord de la fenêtre et disparaître au-dehors dans une surprenante précipitation. « Ah l’aut’ hé ! Y s’est barré par la fenêtre ! » pensaient les uns. « Quelle mouche le pique ? » pensaient les autres. L’artiste s’engouffra probablement dans une voiture qui l’attendait. Les sollicitations se faisaient plus pressantes, pire, un mec avait bien failli lui rouler un patin, l’endroit devenait caustique, vite allons composer une chanson sur l’heure… enfin moi c’est comme ça que je voyais les choses. Cette soirée restera gravée dans ma mémoire comme un cadeau de la providence. Plutôt qu’une formule toute faite, insignifiante et banale, du style « j’aime beaucoup ce que vous faîtes », le contact avait été physique et silencieux, presque paternel, la chaude effusion avait passé entre un admirateur et son idole, même si le terme est impropre, car c’est avec un immense respect que j’usais d’audace ce soir-là. Depuis, les chansons de Georges Brassens n’ont plus jamais quitté ma guitare et je n’ai eu pour seul désir que d’en apprendre toujours davantage.
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Interprétation toute personnelle de Corne d'Aurochs. Je souligne au passage que je n'ai jamais utilisé de prompteur ni la moindre feuille de pompe pour interpréter le poète Sétois. L'avantage d'apprendre par coeur des chansons, qu'elles soient de Brassens, de Thiéfaine ou de Le Forestier, est de pouvoir les emmener partout avec soi, dans sa mémoire. Enregistré en mars 2014 at home.